samedi 18 septembre 2010

100 jours en mer / un an sur un voilier

(photo prise par Brice, lors de notre dernière navigation
d'Ars en ré à La Rochelle, avec Jean-rené)


Voilà venu le temps des conclusions, ou l’occasion d’apporter des réponses aux questions récurrentes entendues depuis notre retour parmi vous.
En réalité, deux questions fondamentales traduisent vos inquiétudes, elles sont réellement liées aux caractères de chacun des sexes.
La première concerne la gente féminine qui s’interroge sur la vie pratique à bord (sous chaque aspect et…toujours dans le détail).
Le point de vue masculin, en revanche est beaucoup plus général et se tourne vers le visage de la mer : "Vous avez eu de la grosse mer, des tempêtes ?".
C’est très intéressant de voir à quel point l’imagination peut compléter un récit.
Pour faire simple, ce post sous forme de question-réponse a pour seul but d’éclairer ceux qui préparent un voyage en bateau ou de permettre à ceux qui n’ont pas suivi le périple de découvrir la mer à travers un prisme particulier. Je vais donc décrire ici des choses vécues avant et pendant notre parenthèse sur l’eau: le départ, la voile, la vie à bord, la pêche, le couple, etc



Partir un jour, oui mais…

Pour commencer, il est intéressant de préciser que prendre la mer en voilier ne requiert ni permis ni diplôme pour la majorité des pays européens…
La mer est encore un terrain de liberté immense. Pour la petite histoire, nous avons quitté la Turquie sans pavillon national et sans "immatriculation" du bateau. Plus précisément le nom et le port d’attache de Goudrome n’étaient indiqués nulle part !
Près d’un an sur les flots avec pour seuls contrôles, un avion militaire grec envoyé à nos trousses nous priant de libérer une zone de tir et deux contrôles "de routine" des douanes françaises (uniquement par radio en Martinique et Guadeloupe…).
Nous sommes encore loin des ronds-points et les contrôles de vitesse en mer ?

La porte est grande pour prendre le large ! Quelle peut être la raison du si peu de monde sur les océans alors que l’eau représente 70% de l’espace de la planète ?
La mer fait peur, l’homme a peur ?
Nous n’oublierons jamais le nombre d’avis partagés, très partagés des amis et autres connaissances. On a tout entendu, le pur jus des angoisses acides entretenues par les médias et la littérature maritime. Si on s’en tenait aux discours de nos proches effrayés par l’inconnu, nous serions partis à bord d’un bunker flottant conduit évidemment par un skipper professionnel diplômé. Suivi de près par un médecin, une pharmacie, une plateforme de communication internet par satellite, un container frigorifique et on aurait installé le chauffage au sol.
Avant de larguer les amarres, certainement l’étape symbolique la plus difficile à dépasser, nous devions commencer par répondre aux inquiétudes…des autres.

Il y avait aussi l’avis de Jean-René, qui ne nous cachait pas son étonnement en constatant chez nous l’absolue inexistence de culture maritime, mais qui ne semblait pas inquiet au sujet de la navigation. Mon statut de bricoleur ayant selon lui beaucoup aidé. Avec lui, d’autres ayant de l’expérience nous rassuraient.

Pour nous, larguer les amarres c’était couper le fil qui vous lie à la famille, aux amis mais surtout le lien d’une réalité confortable où tout est organisé pour vous rassurer.
Faire une pause, interrompre le processus de la consommation outrageuse et réfléchir sur nos abus. Prendre le large pour repousser les murs des idées reçues, prendre du recul sur notre condition. Si nous ne sommes pas partis en vacances, nous sommes partis en voyage. La différence fondamentale, selon moi, réside dans la disposition à prendre du temps. Un billet de retour grignote la liberté, annule une part d’imprévu…
Abandonner réellement son téléphone, son trousseau de clefs pour se retrouver les poches vides constituent des actes vraiment libérateurs.

Nous l’avons donc choisi l’imprévu en optant pour le mode de transport, le plus lent et fastidieux qui nous soit donné ici bas.
Naviguer, c’est un mode de vie en soi tant la notion de navigation est indissociable de la notion de nature. La "Nature" au sens le plus large, les éléments avec qui il faut apprendre à vivre, ces éléments dans leur grandeur qui nous enseignent l’humilité: le vent, le sel, le mouvement des masses d’eau, les températures, et puis simplement le cycle des astres avec lequel il faut composer.

Comment ça marche le bateau ?

Pour ce qui est du moyen de transport, Raphaël (l’ami qui m’a accompagné jusqu’à Malte pendant que Laurène sciait les dernières branches de notre enracinement terrien) n’a pas pu ignorer le peu de compétences que j’affichais clairement.
Aujourd’hui, le fragile équilibre des premiers pas me fait sourire (j’espère qu’il en est de même pour Raph ) tant il y avait de la place pour la naïveté et l’expression créative…
Les centaines de mètres de bouts à installer, un nombre incalculable de pièces dont j’ignorais totalement la fonction. Un peu comme ces meubles à monter chez soi pour lesquels il y a toujours des pièces en trop, là il fallait faire marcher un bateau à tâtons, sans mode d’emploi.
Autant dire que l’armement de Goudrome comme les premiers miles nautiques ont été longs et plein de surprises !
A force de patience et d’observation on découvre que notre moyen de transport est simplement comme un instrument à vent. Au début on répète les gammes et petit à petit on compose.
Enfin, il faut savoir que c’est un vrai boulot de déplacer sa maison sur les flots, le vent est parfois capricieux…
Si les mollets du cycliste réclament des changements de pignons en fonction du relief. En voilier, on dimensionne les voiles en fonction de la force du vent, on réduit quand ça grimpe et on envoie tout quand ça descend.

Mais c’est comment à bord ?

Pour ce qui est de "la maison", on dit du plan romanée que c’est un plan très habitable (10 mètres de long pour 3,5 de large). Déjà, nous étions privilégiés car on tient debout partout (ce n’est pas le cas de tous les voiliers du genre). Il est effectivement très spacieux.
Pour la vie pratique, nous avions 400 litres d’eau claire répartie dans deux réservoirs inox, nous puisions l’eau via une petite pompe à pied.
Une bouteille de gaz alimentait deux feux posés sur un système basique à balancier. Pas de frigo, pas de désalinisateur, pas de douche ni W.C (plus de détails dans la rubrique "la visite" à droite).

Qu’est-ce qu’on mange en mer?

C’est très simple, à chaque escale on fait le plein (eau, carburant, vivres et on boucle par le frais avant le départ).
Laurène s’est complètement prise au jeu, dès son arrivée à Malte elle a commencé à bourrer les placards. Nos greniers étaient donc à l’image (version conserve) de notre parcours, depuis la Turquie et la Grèce, en passant par l’Italie et l’Espagne, les produits du bassin méditerranéen avaient trouvés chez nous un bel étage !
On déguste encore du café du Cap Vert et un délicieux sucre de canne. Que dire des Rhums arrangés Martiniquais, du chocolat et des épices de Grenade, c’est autant de saveurs et de parfums pour ouvrir le champ de la cuisine créative.
Il y a aussi les vins, comment ne pas en parler ?
A travers une boisson comme le vin, on a pu comparer l’expression des terroirs : du sol à la vigne mais aussi et surtout des hommes qui la cultivent. A l’heure de la mondialisation et de l’harmonisation du goût, nos échantillons de dégustations se sont avérés riches de particularités, mêmes si l’élixir "idéal" français constituait un point fort de magnétisme, une étoile de référence lointaine. Nous avons donc conservés et dégustés quelques flacons (toujours aux escales, en mer c’était plutôt une exception…)

On mange simple et de saison : c’est le frais qui dicte le menu. Sans frigidaire, l’état avancé d’un fruit ou d’un légume vous suggère un plat. Mis à part la viande, il n'y a rien que nous n'avons pu conserver en mer. Charcuterie, oeufs, lait UHT, beurre frais, fromage, et même les yaourts se conservent 20 jours! En général, les longues traversées creusent l’estomac, on se nourri avec plaisir sans prendre un kilo, cela serait plutôt l’inverse.

Pour les recettes, Laurène a tenu à jour le blog Made In Cambuse)
Comment ça se passe la nuit ?

Comme en tout point sur la planète, le soleil nous fait l'honneur d'un spectacle deux fois par jour. Pas un jour ne passe sans qu'on manque ce rendez-vous.
Nous n'avions ni radar, ni d'autres moyens de nous signaler la présence de cargos (ou autres bateaux), sauf notre capacité à se relayer pour une veille. L'organisation n'a jamais été soumise à des règles, d'une manière générale celui qui est de quart gère deux choses : la sécurité et le sommeil de l'autre. Le principe pour la nuit est simple, tant qu'on peut veiller on laisse l'autre dormir. Cela varie entre deux et huit heures, avec une veille tous les quarts d'heure minimum. Ceci est donc bien le seul exercice qui nécessitait une montre à bord, et contrairement à ce que l'on peut croire cela n'a jamais été pesant. La notion de sommeil en mer est gérée de façon beaucoup plus naturelle, et on considère les journées comme des entités de 24 heures.


Et la pêche ?

Beaucoup de marins pêchent quasiment au gré de leurs envies et profitent de la mer comme d’un grand rayon frais, nos prélèvements ne dépassent pas 15 kg pour 100 jours (dorades coryphènes, bonites et thon blanc). Ce n’est pas faute d’essais, nous avions presque toujours une ligne à la traîne et pouvons même parler d’un record : nous avons traîné un leurre (un genre de poulpe en plastique rouge qui dissimulait un hameçon d’environ cinq centimètres) sur près de dix mille kilomètres sans rien prendre !
Notre matériel était rudimentaire : du fil solide, un émerillon et un leurre (cuiller, poulpe ou rapala) et un hameçon.
Avec du recul, le constat est simple : notre leurre, comme l’hameçon étaient surdimensionnés et notre vitesse souvent trop faible (je rentrais la ligne à partir de 6 ou 7 nœuds, j’ai appris que le poisson mordait bien au-delà et que les petits leurre avaient beaucoup plus de succès).
Mais vivre sur l’eau c’est entrer dans une grande famille, nous avons donc partagé avec délectation le fruit de la pêche et de la chasse sous marine de nos voisins/amis (barracudas, perroquets, thazars, langoustes et même la cigale de mer !)
La variété est aussi immense que les mers sur lesquelles nous naviguions…
On n’oublie pas les cadeaux des pêcheurs de Favignana (et d’ailleurs) qui nous lançaient chaque jour une bonite dans l’annexe et nous offraient des sacs entiers de petits poissons!



Et le couple ?

La décision de partir en bateau fut un accouchement de nos esprits plus que de nos expériences de voiles réciproques. Nous ne savions ni l’un ni l’autre à quelle sauce nous allions être dégustés…
Finalement, l’ignorance est la clé de voûte de ce projet, la phrase culte du p’tit Gibus est souvent venue nous chatouiller les lèvres (et nous ne sommes pas les seuls) : " si j'aurais su j'aurais pas venu" !
Laurène est arrivée à Malte dans un mois d’octobre à moitié révolu… Quelques travaux en guise de bienvenue et nous partions hors saison sur une méditerranée désertée d’homologues à voiles. On se demande encore aujourd’hui quelle source nous a abreuvés pour sortir de là.
Les épreuves se dressaient comme des montagnes, nos conneries (le bout dans l'hélice à Favignana notamment), la météo (coup de vents, froid) qui repoussaient la porte libératrice de Gibraltar.
Et bien voilà, la recette est là, pile dans l’épreuve !
Nous n’étions que deux, une image illustre parfaitement le combat que nous menions: une nuit entière passée sur le pont à sauver (à la force de nos petites gambettes) notre embarcation qui menaçait de s’écraser sur un quai.
Pas besoin de promesses et encore moins de discours, nous étions deux, rien que deux !
Nous avons ainsi sillonné la méditerranée sans jamais croiser de voiliers, en ayant un but commun auquel accrocher nos espoirs.
L’épreuve du départ basculait enfin le 31 décembre à Carthagène (en Espagne) quand Laurène manifestait (avec un courage qui me fit tressaillir) clairement l’envie de poursuivre.

Passé le détroit de Gibraltar, les vents et courants devenaient favorables.
L’Atlantique devenait aussi un espace de convivialité, nous nous réjouissions autant de retrouver des gens sur notre chemin qu’au bord du chemin. Les rencontres des bateaux-stoppeurs finiront par nous faire baisser la garde jusqu’à ce que nous accueillions trois nouveaux membres d’équipage.
Un choix réfléchi, nous voulions que cette chance de naviguer soit partagée, ce fut une réussite même si notre couple était un peu en quarantaine.
Une petite pause en amoureux aux Antilles et puis le hasard réclamait que nous renouvelions l’expérience.
Finalement, accueillir nous rapprochait, nous offrait un autre regard.
A l’issue de ce parcours partagé, le calendrier tombait dans l’eau comme une pierre venant du ciel, c’était le temps de choisir, de décider de la suite du parcours.

Il y a eu des propositions, des envies et même la possibilité de s’installer au Sud de Grenade avec un petit boulot confortable…
Poursuivre sur le Pacifique (une fois de plus Jean-René était du genre à nous pousser de l’avant), passer une année supplémentaire en mer des Caraïbes en remontant via la Colombie, Panama, Nicaragua, Costa Rica, Belize, Honduras, etc
Telles étaient les pistes qui nous nourrissaient au fil des pages de l’atlas.
On a eu des rêves en commun puis la décision de rentrer, d’emmener Goudrome à La Rochelle où Jean-René l’attendait s’est imposée.
C’était plus sage, plus juste mais il nous a fallu rassembler une énergie démesurée pour contrer (une fois de plus) les angoisses des uns et des autres ajoutées à notre propre peur.
Puis on l’a fait, tous les deux, et on ne le regrettera jamais : quarante deux jours de mer avec une belle escale aux Açores qui nous a réellement comblé.
En mer, il y a eu des mots plus hauts, parfois des mots d’oiseaux, il y a eu des larmes aussi.
Mais ce qui reste après tout, ce serait plus les fous rires, les délires et les grands moments de tendresse.

L’océan, c’est comment ?

Les tempêtes, pas vu…
La notion de gros temps est tout à fait subjective, les uns vous diront qu’ils ont connu des creux énormes, des déferlantes dangereuses et entendu le vent hurler.
Notre expérience s’est étalée sur un peu moins d’un an, avec pour seule vraie contrainte de se trouver au bon endroit au bon moment.
A l’ instant où j’écris ces lignes, les Antilles sont en pleine saison cyclonique, le Golfe de Gascogne devient dangereux, c’est aussi la fin de saison en méditerranée.
Nous sommes partis un peu tard de Turquie, le "Meltem" faiblissait puis la météo devenait changeante, novembre et décembre n’étaient pas vraiment recommandés…
Et pourtant on s’en est sorti, pas de tempêtes, que des petits coups de vents que nous évitions au maximum grâce aux prévisions valables sur presque 72h, mis à part quelques exceptions la méditerranée peut se traverser en multipliant les escales.
La suite en Atlantique laisse un peu plus de place au hasard, une fenêtre météo permet de partir dans de bonnes conditions mais les garanties sur les longues navigations n’existent malheureusement pas (pas pour nous en tout cas, beaucoup de marins équipés utilisent un téléphone satellite pour actualiser leurs fichiers).
On a donc eu une bonne étoile, les navigations de 8, 10 puis 20 jours sans escales ont été plutôt douces.
Pour ceux qui ont suivi notre périple, les vents les plus forts et la mer qui va de pair, nous les avions au portant. Des amis ont enregistré 45 nœuds au maximum, et ce jours là Laurène avait de la musique dans les oreilles, elle trouvait ça beau (pour nous c’était difficile de traduire l’état de la mer et la force du vent, nous avions parfois des mesures en mer via les cargos, sinon c’était à l’arrivée à terre comme cette fois là grâce aux voiliers amis).
Le pire a été pour nous en quittant les Antilles, huit jours (il faut imaginer ce que représentent 192 heures !!) de près avec un vent qui n’a cessé de monter pour atteindre plus de trente nœuds…
Voilà un bon exemple, 30 nœuds c’est tout à fait supportable en théorie mais dans le nez avec la mer et la fatigue ça peut devenir dur.
Bref, parfois ça secoue, même pour un bateau comme Goudrome qui a un super comportement au près dans la bonne brise! En tout cas, on ne s’est jamais senti en danger.

Cette aventure si différente du quotidien ici pourrait être approfondie sous une multitude d’aspects supplémentaires…mais bon…
Laurène et moi sommes tout à fait disposés à répondre à ceux qui envisageraient de partir à la voile, on espère en tout cas que notre petit témoignage via ce blog aura un peu raccourci le grand pont qui nous sépare de l’Ouest …

Tout au long de l’année, j’ai pris un plaisir immense à écrire, la mer est un endroit idéal pour se libérer. En rédigeant cette note, quelque chose a changé, est-ce la stabilité du bureau ou l’instabilité de l’esprit bousculé par tant de retrouvailles ?
En laissant à Paris le soin de me toucher, et en me battant pour conserver les yeux du large, la plume n’aura qu’à choisir son chemin.



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mercredi 1 septembre 2010

La Rochelle - Saint Ouen

Après une dernière escale sur l'île de Ré que nous essayerons de vous raconter dans un prochain post, nous amarrons Goudrome pour de bon dans le bassin des chalutiers de La Rochelle. Cette fois c'est l'heure du grand départ, vers Paris...



On écrit une lettre à Jean-René, très émus par les dernières minutes à bord de Goudrome qui nous poussent vers la sortie. Un petit tour de clef dans le cadenas chinois boucle presque une année de « porte ouverte ».
Direction la gare de La Rochelle, je me retourne une première fois, une seconde, une troisième et chaque regard lancé vers le bateau ouvre le petit robinet des grands souvenirs…Regarder Laurène qui a, elle aussi, les yeux mouillés d’eau salée me pousse à déglutir et renifler d’avantage. Nous y sommes, Adieu bon Goudrome ! C’est comme dans un rêve, impossible de le crier…

17H06, voiture 19, place 61 et 64. Bienvenue dans le monde des chiffres bousculés par le temps (et l’informatique qui nous attribue deux fauteuils séparés). Les dossiers sont raides, lumières néons, ventilation. Le wagon se remplit d’inconnus qui nous ignorent ainsi que tous ceux qui ont déjà pris place. Assis sur les fauteuils mauves et violet striés, les uns derrière les autres, nous admirons le métal gris des tablettes repliées, la grisaille du plafond et le tapis qui lui répond par un motif moiré de vagues grises et bleues fabriquées par un logiciel. Gloups...

Un effet de larsen dans les hauts parleurs dissimulés tous les deux mètres vous pulvérise les tympans d’un discours hypocrite de bienvenue : « Au nom de la SNCF et de l’alliance Rail team… »
Vive l’Europe dans son élan de nivellement : les standards, les normes et la sécurité! Vos bagages sont obligatoirement étiquetés et vous devez aussi signaler tout bagage suspect.
Notre voisin, un jeune très élégant se fond parfaitement dans ce décor où rien ne dépasse, il sort tout droit d’une publicité genre dentifrice. Lui aussi nous ignore et poursuit ses conversations téléphoniques. Cela commence par la marge sur le Taittinger, puis il appelle le bureau pour obtenir le mail du client de Dubaï (et en passant, de celui du Sri Lanka). Sa montre doit coûter plus cher qu’un jeu de voiles neuves. C’est peut-être pour cette raison qu’il disparaît sans un mot à chaque fois que quelqu’un désire s’installer sur le siège voisin.

Les hauts parleurs : "Bienvenue à Saint Pierre des Corps, correspondance pour Tours." Les quais de correspondances sont indiqués sur des écrans en bout de plateforme. », la prise en charge ne s’arrête pas à la porte du train, on vous indique où poser les pieds et où regarder…
Des nouvelles têtes embarquent en nombre, une déferlante de genre humain à la démarche presque militaire avance dans l’étroit couloir qui conduit au numéro gagnant, celui qui correspond au billet. Chaque individu arborant son ticket et poussant son chargement de la jambe droite tendue. Notre nouveau voisin immédiat est un homme d’une cinquantaine d’années. Petit veston bleu marine à boutons dorés, chemise bleu ciel à manche courte sur pantalon beige et mocassins Sebago classiques. Le tout rehaussé d’une cravate reprenant évidemment les tonalités colorées de l’ensemble du jour (il y a même les touches de dorures).Ce type pue le cendrier, ses doigts sont jaunes orangés, ses cheveux gris en bataille trahissent un trop lointain coup de ciseau. Des poils lui sortent du nez et des oreilles. A chaque mouvement de bras je distingue de larges auréoles de transpiration acides dont le parfum ne m’évoque rien d’heureux. Sa toux est grasse, il baille et se gratte le crâne dégarni, ce qui a pour effet de répandre un tas de particules en suspension dans l’air.

Les portables, quoique formellement interdits sonnent sans cesse, Laurène se met aussi à tousser, un troisième vieux lui fait écho en rythme. Nous n’avons pas eu le moindre rhume en mer, cela risque fort de changer.On a de la chance, il n’y a pas trop de mômes qui hurlent, le calendrier nous laisse une semaine avant la rentrée des classes.

Le paysage défile à toute allure, des touches de nature verte et sauvage se fondent dans la campagne dorée de blés coupés du mois d’août. L’ensemble ponctué de "Promocash" et autres "Euro2000" sans oublier les enseignes génériques qui fleurissent partout aux abords des villes. Fini la mer, les rares rencontres qui apparaissent d’abord à l’horizon lointain. Retour aux châteaux d’eaux, aux poteaux électriques et aux clôtures. Chaque centimètre carré de terre est travaillé, bitumé, tagué. Nous fonçons à plus de 200 kilomètres à l’heure dans un cercueil vers Paris et personne ne semble inquiet.
Dans ce wagon de seconde classe, il est strictement interdit de fumer et de téléphoner, de votre fauteuil vous savez si les toilettes sont libres. Il y en a partout, il y a aussi des tables à langer, des zones réservées aux handicapés moteurs et d’autres réservées aux ordinateurs.

A cette vitesse, le ciel change en quelques seconde, on passe d’un soleil éclatant à une brume épaisse, on traverse la pluie comme un éclair.Nos pensées sont dehors, à travers les gouttes d’eau qui glissent sur la vitre telles des spermatozoïdes.

Aux toilettes, un mode d’emploi très complet commence par les interdictions (j’avais déjà été choqué sur les îles françaises des Antilles par un phénomène similaire qui concernait l’accès aux réserves, aux parcs, etc. La visite commence toujours par un panneau d’information reprenant un nombre impressionnant d’interdictions !).Interdit de jeter des objets, interdit de fumer, puis vient le petit sermon sur la propreté. La SNCF nous prend vraiment pour des cons, on vous illustre chaque étape du lavage de main au séchage. On vous indique où tirer la chasse, bientôt on vous dira où et quand chier !
En tout cas, pour 77 euros par personne (soit plus de mille balles à deux) on vous offre du papier de verre pas plus épais que du papier à rouler.

Le ciel est gris, le bétail s’agite, la fièvre monte et les haut-parleurs rappellent aux enfants de ne pas oublier leur cartable. Les deux minutes de retard déclenchent une avalanche de coups de fils illustrant la qualité du phénomène du « toujours joignable ». Nous assistons patiemment à une suite de phrases téléphonées qui pourraient illustrer le recueil du "t’es où?".

Paris, des flèches au sol aux masses humaines, impossible de s’écarter du chemin qui conduit à l’abattoir. C’est ainsi que nous vivons les premiers pas sur la lune…
On en a rêvé, dix fois, cent fois ! Mais l’arrivée au cœur de la gare Montparnasse est loin de répondre à nos attentes.

Le premier visage vers lequel nous nous tournons est celui du guichetier de la RATP. Un jeune homme excédé mâchant un chewing-gum en accéléré comme pour écraser le monde, fuyant du regard la moindre sympathie.Les portes d’accès aux quais ne sont rien d’autre que des guillotines latérales dont l’ouverture pneumatique automatique est programmée pour un passage d’une fraction de seconde.Cet accès nous conduit aux longs couloirs ponctués d’escalators où l’on se range pour mieux s’imprégner des publicités abrutissantes.
On a eu du mal avec le vacarme de notre bon vieux trois cylindres diesel mais au moins on pouvait l’arrêter ! Au secours ici rien ne s’arrête, les gens qui courent (on a vraiment l’impression qu’ils savent où ils vont !), la chaleur qui monte et ces odeurs en pagailles. De la pisse aux eaux de toilettes, chaque instant est un flash pour les sens. Cela vous brûle de la rétine aux tympans en passant par les poumons.

Pas un regard agréable et pourtant je le cherche comme une issue au maquillage, au déguisement de cette espèce cocottée méconnaissable. Heureusement, il y a des blancs, des noirs, des jaunes et des clochards fous pour traduire la différence. Vous devez rire, comment peut-on être surpris de l’absurdité après s’être fondu dix ans dans cette gigantesque fresque animée ?
En prenant du recul, en résiliant tous les contrats et en donnant ses clefs pour un temps.

Mais demain apparaît de nouveau, un an à vivre dans le présent dans le jardin du temps libre nous donne l’impression d’avoir des ailes. Demain, c’est un samedi, nous rassemblerons machinalement nos souvenirs matériels enfermés dans des cartons poussiéreux et remplirons nos placards de parures inutiles pour reprendre dans les règles le grand jeu de la vie.Nous ouvrirons grand les nombreux robinets pour goûter à l’eau propre et alignerons notre plus belle vaisselle pour consommer avec vous comme hier. Le lendemain, nous digèrerons la grande soupe et tenterons d’être nous-mêmes, même si nous sommes déboussolés.

La porte de notre maison est grande ouverte, la ville nous fait peur. Passez donc nous rendre visite à l’occasion, votre présence nous donnera certainement de bonnes raisons de revivre ici.


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